« Tor des Géants, édition zéro »
Qui l’eût cru ? L’année dernière, j’étais tranquillement assis Place de l'Amitié à Chamonix à savourer ma petite bière habituelle pré-UTMB – Ultra Trail du Mont Blanc – lorsque m’est tombé entre les mains un prospectus d’une compétition longue de 330 km avec 24000 m de dénivelé positif programmée pour mi-septembre dans la Vallée d’Aoste.
J’ai commencé par me dire « Il ne sont pas sérieux là ». Puis j’ai aperçu quelques informations sur la première édition, puis plus concrètement un site, un règlement, un parcours et un nom : TOR DES GEANTS.
Je me suis inscrit sans prendre la chose vraiment au sérieux… J’avais rempli toutes les formalités et je continuais de penser « on y va et puis adviendra ce qu’il adviendra ». Les jours passent les uns après les autres avec les entraînements, les compétitions et je ne pense vraiment pas au Tor. Je me prépare à partir pour mon quatrième UTMB lorsque pour cause de mauvais temps, je suis arrêté à Saint Gervais ;je pris conscience
Tout avait été préparé dans les moindres détails. Road Book, altimètres, programmes,…« zut... ça ne rigole vraiment pas ». Après les corvées domestiques du samedi matin, je me mis à préparer un sac et partis en direction de Courmayeur. Une fois arrivé à destination, tout est parfait : accueil chaleureux, pertinence du « package coureur » et du matériel mis à notre disposition par les organisateurs, une grande pasta-party ainsi qu’un briefing technico-météorologique ponctuel. Il ne me restait plus qu’à dormir et à ne pas trop y penser.
… et c’est le jour J. Je reconnais des visages qui me sont familiers, des amis avec lesquels j’ai parcouru de nombreux sentiers. On dirait une famille. La manifestation, bien que ne comprenant aucune compétition de qualification a réussi à devenir la crème de l’endurance mondiale rien qu’avec son parcours et son organisation... du vrai spectacle !
Vue l’ampleur de ce défi, j’avais décidé depuis longtemps de vivre cette aventure avec Beppe, lequel avait déjà été mon compagnon dans les épreuves difficiles d’une traversée dans le désert. C’est avec lui que j’ai passé les derniers instants avant la course. On rigolait, plaisantait, en essayant de ne pas penser à ce qui allait se passer là-haut, au moment où le starter donnerait le feu vert et où l’interrupteur de notre cerveau passerait en mode montagne.
Nous y sommes, c’est le départ.
Je me sens soudainement adulé le long du parcours : tout le monde nous applaudit, nous encourage... un sentiment unique.
On repart aussitôt en direction du passage Passo Alto, une magnifique montée, au milieu des cascades et des forêts, qui ne demande pas beaucoup d’efforts physiques mais qui est à faire avec le cœur. S’ensuit une descente sur une pierrerie terrible qui me fait comprendre sur-le-champ que cette fois la « bête » à dompter n’a plus le côté humain des trails les plus renommés. Cette fois, nous avons à faire avec la montagne, la vraie montagne, celle faite de pierres et de cailloux.
Nous sommes complètement ébahis par le spectacle qui nous entoure, drogués par la roche, crevant d’envie d’avaler les kilomètres suivants.
Nous nous attaquons au col Fenêtre. L’ascension s’annonce tout de suite très difficile, des pentes brèves et raides qui vous coupent les jambes... impossible d’avoir une allure normale. Outre les difficultés liées à la montée, les premières crises de sommeil/fatigue nous obligent, à plusieurs reprises, à nous arrêter en cours de montée. A 100 m du sommet, les nuages s’abaissent, et nous nous prenons la grêle, on ne voit quasiment rien et il fait un froid glacial. La situation est vraiment critique. Nous gardons notre calme et franchissons le col petit à petit. On arrive à la commune de Rhêmes-Notre-Dame où nous attendent sous la pluie un petit groupe de jeunes qui, au beau milieu de la nuit, viennent nous encourager. Je suis fou de joie.
Après une petite pause au point restauration, on repart pour s’attaquer au col Entrelor 3000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Une autre ascension rude dans laquelle nous nous sommes engagés avec des piles pas assez chargées. Nous avançons péniblement, nous essayons de continuer notre ascension dans les règles mais la seule chose que nous avons réussi à dire est que nous sommes morts de fatigue et que nous y sommes allés peut-être un peu fort. Le lendemain, à l’aube, nous franchissons le col et nous affrontons la longue descente éclairée. Nous essayons également de recharger nos batteries parce que le col suivant est celui de Lauson 3300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Inutile de dire combien on ressent l’altiude.
Au Refuge Sogno, nous sommes contraints de nous arrêter à nouveau pour dormir. Cette nuit-là, je compris la différence entre un sommeil profond d’une heure et un sommeil de deux heures en base de vie où l’on fait semblant de dormir. Après seulement une heure de sommeil, nous repartons, en pleine forme, et nous nous mettons immédiatement en route pour le sentier qui nous sépare de Donnas.
Les vêtements encore humides de transpiration, la puanteur nauséabonde que nous dégageons, le manque de sommeil, la fatigue due au nombre de kilomètres et le dénivellement s’accumulent : nous sommes dépourvus de toute civilité humaine, cet qualité qui fut le fruit d’une évolution millénaire. Nous revenons à l’état sauvage. Je n’arrive pas à imaginer ce qui va se passer après le prochain pas, je me dis seulement qu’une fois ce pas réalisé, j’aurais moins de kilomètres à parcourir.
Dans ces conditions, nous arrivons au refuge de Coda à la tombée du jour.
Le spectacle que m’offre la nature récompense tous mes efforts. Un coucher de soleil de feu qui se cache derrière les plus beaux sommets de la Vallée d’Aoste.
Je remercie Dieu de m’avoir donné la possibilité de me trouver dans un tel endroit.
Sur le départ, je me sens beaucoup mieux, mais Beppe est de plus en plus fatigué. Je l’attends, il me fait part de son besoin de se reposer et me dit de continuer, de faire ma course. Je me retrouve seul... cela avait des chances d’arriver.
J’arrive à Gressoney crevant de chaud ; je ne supporte plus la transpiration, la puanteur, les vêtements mouillés. J’ai besoin de prendre une douche, de me rafraîchir, de me sentir propre quelques instants. J’arrive au petit palais des sports et je file directement sous ma première douche froide sans même prendre le temps de me déshabiller.
Beppe est là, assis : retiré. Je reste bouche bée, j’ai du mal à retenir mes larmes, mais je le vois serein.
Incroyable, je suis sur le point d’entamer ma troisième nuit au cœur des monts et, malgré toutes les difficultés, je continue à avancer. Mais la solitude me joue de mauvais tours, parfois je pleure, parfois je rigole, parfois je me moque de moi-même, parfois je me surprends à parler tout seul. Je pense souvent à mes enfants et leur innocence me fait sourire. D’autres fois, je pense à ma femme folle de rage de me savoir loin de la maison pour l’énième semaine de course et c’est alors que je me souviens des propos d’un ami ancien cycliste professionnel: « ceux qui ne l’ont jamais vécu ne pourront jamais comprendre ».
J’ai fait les trois quarts de l’ascension et je suis mort de fatigue ! Je n’ai plus d’énergie, je dévore tout ce qu’il me reste dans mon sac, je ressemble à un zombie. J’avance péniblement en levant difficilement mes pieds. Tel un mirage dans le désert, j’aperçois le refuge Tournalin. J’entre d’un air inquiétant et le gérant me demande si tout va bien, je ne réponds pas. J’ai l’impression d’être à l’intérieur d’une bulle, de me trouver à des lieues d’ici.
Je me fais accompagner jusqu’à ma chambre où je tombe dans un sommeil profond d’une heure et demie. Je repars, les batteries rechargées à fond. Vers 15h00, j’arrive à l’alpage du Grand Raye : c’est une journée splendide, j’enlève mes chaussures, je mange tout le pain aux raisons et aux noix, produit typique de l’alpage, je bois une bonne tasse de thé chaud et je vais profiter du soleil. Je ne sais pas quel jour on est, cela ne m’intéresse pas, je ne sais pas combien je suis classé, cela ne m’intéresse pas non plus. Tout ce que je sais, c’est que je me suis au Paradis, à 2300 m au-dessus du niveau de la mer en compagnie de marmottes qui sifflent, je mange une chose délicieuse et je me fait dorer amoureusement par les rayons du soleil. Je me prends pour Dieu et je m’autorise une demi-heure de pause.
Je repars avec Aldo, un autre compagnon qui, deux semaines auparavant, s’était fait le grand raid des Pyrénées. Je me sens bien mais je commence à en avoir assez de cette course. J’entame la dernière et interminable ascension vers le Col Malatrà. J’aperçois un buron qui me semble très loin. Je sens que je vais exploser. J’arrive au buron. Complètement crevé. Je demande si je peux dormir, le jeune homme de la structure me répond « je suis désolé mais c’est seulement un point d’eau » mais heureusement pour moi, il a à peine eu le temps de finir la phrase que le berger alpin me lève de force, m’emmène à l’intérieur, m’allonge sur le lit et me met une couverture thermoélectrique pour me réchauffer. Une fois bloti à l’intérieur de cette agréable tiédeur, je ne bouge plus. Je pose mes habits à sécher à côté du poêle et je dîne en famille. J’ai presque envie de pleurer. Deux bonnes assiettes de soupe, une bonne « cioppa » et un kg de fromage frais d’alpage. C’est ça aussi l’esprit TOR, une région ouverte aux coureurs d’endurance.
Les derniers 15 kms ne sont qu’une formalité. L’ascension au col Malatrà, en raison de sa difficulté, est une véritable anthologie. Ensuite, c’est que de la descente principalement raide. Bientôt le Bonatti et puis je serais de retour à la maison de « mon » UTMB. Juste le temps de prendre un thé au Bertone et en 40 min je suis à Courmayeur.
Point de larmes cette fois-ci, j’en avais déjà beaucoup trop versé. Je voulais seulement m’agenouiller à l’arrivée pour remercier Dieu de m’avoir donné les moyens de terminer une course de ce genre.
Pour le reste, je me dois de féliciter l'organisation, les bénévoles et toute la Vallée d’Aoste pour avoir fait de cet événement une course parfaite.
Gabriele Bortolotto sur U.Ti.Emme RUN, 4 Octobre 2010 / extrait